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Sept heures et quart, le radio-réveil tira Sasha de son sommeil profond; un chant tonitruant, légèrement grésillant en sortit : l'hymne national. Le jeune homme, au rythme de l'orchestre militaire, put entamer sa routine. Machinalement, il enfila ses chaussons et ouvrit les volets de sa chambre. La vive lumière lui fit plisser les yeux ; un temps clair, anormal en cette période de l'année. L'avril Balte était pluvieux et venteux habituellement. Non-mécontent de commencer ainsi sa semaine, Sasha prit la petite pile de vêtements simples posés sur une chaise de bois et éteint l'appareil qui continuait de cracher un son métallique. En pénétrant dans la salle de bain, il tomba nez à nez avec son reflet : âgé de 17 ans, Alexandr Vassilief avait les yeux bleus et les cheveux blonds. Ils étaient l'objet d'un combat quotidien en raison d'un épi rebelle devant être constamment dompté. Bien qu'il ne soit pas laid, Sasha n'avait pas de succès particulier avec les filles, de toute façon, celles-ci ne l'intéressaient pas. Une poignée de minutes plus tard, il pénétra dans la petite cuisine mal éclairée. La seule fenêtre qui menait à l'extérieur était condamnée d'une planche de contreplaqué. Le grésillement du bacon en train de frire était atténué par le son d'un poste radio trônant fièrement sur la table. Une voix masculine en sortait, celle du général et chef d'état Amogh Eiger. Comme chaque matin, sa parole retentissait dans tout les foyers d'Arcandia. Un homme sortit de la petite remise, moins grand que son neveu, Boris était déjà en bleu de travail. Il posa une miche de pain datant de l'avant-veille sur la table et salua celui qu'il considérait comme son fils depuis la mort des parents de ce dernier : "
-Déjà prêt pour le boulot ? Demanda nonchalamment le lycéen en se servant un verre de lait.
-Oui ! Ce matin, je suis évalué.
-Pas trop le trac ?
-Pas trop... Mais bon, faut garder à l'esprit que c'est pas de la rigolade, la semaine dernière, ils ont viré Vlad' pour une bête erreur .
-Qui ca "ils" ? Fit Sasha, curieux.
-Les gars de la police en charge de l'inspection ferroviaire, des vrais bureaucrates ceux-là ... Répondit le cinquantenaire en déposant une tranche de lard dans l'assiette de son neveu.
-Merci, et Vlad', il lui est arrivé quoi ?
-Ils ont foutu sa famille dehors, pas d'appartement de fonction sans travail...
-Aïe, c'est tendu pour lui... Réagit le jeune homme en terminant son verre de lait. "
Il prit son sac à dos usé jusqu'à la corde et ouvrit la porte, arrivant dans une petite cour où flottait une odeur de poubelle et de choux. En s'avançant vers la rue, il remarqua que de nouvelles affiches avaient été placardées pendant la nuit ; celles-ci représentaient un homme âgé, mais à l'apparence robuste : il regardait vers l'avenir. "Le général et leader est fier de vous tous !" ces quelques mots étaient titrés sous le portrait d'Amogh Eiger. Sasha leva les yeux au ciel, le sens d'une telle affiche lui échappait : "Tout le monde sait quoi penser d'Eiger, pourquoi ces dépenses inutiles à répéter un message évident pour tous." "quelle autre voie de toute façon?" Pensait-il sans trop réfléchir. Une centaine de mètres plus loin, un grand panneau indiquait qu'il entrait à Novoyy-Bogatsvo, la deuxième ville de l'île en termes de taille. Passé l'enseigne, il ne lui resterait qu'un petit kilomètre à parcourir avant d'arriver au lycée. C'est en cheminant près d'une ruelle, qu'il sentit un lourd poids sur ses épaules: quelqu'un le tirait en arrière. Instinctivement, il se retourna et fit éclater de rire Lyudmila tant il avait pâli de peur. Cette dernière, à peine plus petite que lui, avait de longs cheveux presque noirs, un visage aux traits fins et un air enjoué. Depuis le premier jour d'école, elle était l'amie de Sasha et depuis peu, elle en était amoureuse :
"-Si tu voyais ta tête ! Je t'ai fait changer de couleur ! Rit-elle avant de tirer une bouffée sur sa cigarette.
-C'est pas drôle, j'ai vraiment eu peur moi . Hé, c'est quoi cette marque sur ton visage ? Demanda Sasha en fixant une fine coupure parcourant sa joue gauche.
-Rien... Fit la jeune femme en déplaçant une mèche de cheveux pour camoufler l'entaille.
-C'est encore ton père ? Soupira son ami.
-Oui, je suis rentrée tard hier et il était saoul, c'est pas sa faute, tu sais...
-T'es sortie ? Après le couvre-feu ? S'étonna Alexandr.
-On est allé dans un parc avec des copains et on a un peu parlé, on a même failli se faire choper par le gardien ! Je te raconte plus tard."
Le lycéen savait que son amie passait ses soirées dans la rue, aux frontières de la légalité. Mais il se demandait quelles motivations pouvaient pousser une personne à braver l'interdit dans le simple but de prendre du bon temps. "S'il y a des règles, c'est sûrement pour une raison." se disait il quasi automatiquement.
Les deux amis étaient arrivés à destination, Lyudmila prit le chemin de la moitié de l'établissement destinée aux filles et son compère fila vers la partie du bâtiment où le cours était donné aux garçons. La matinée fut ennuyeuse, Sasha, bon élève, préférait dessiner pendant la classe. Les autres garçons ne l'aiment pas vraiment, alors il sortait un petit carnet de son sac et en noircissait les pages, c'était son moyen d'échapper à la monotonie. Après deux heures d'arithmétique et une heure de Russe, la classe devait assister à un cours d'éducation politique. Il n'était pas question de présenter les courants de pensée ayant marqué le vingtième siècle, ni d'apprendre comment fonctionnait précisément l'État, il n'était question que de beaux mots. Entre deux récits des prétendus exploits du chef d'état, le professeur jetait un œil au livre de cours et continuait ses tirades pré-construites. Impossible pour l'enseignant de sortir du programme imposé par le régime, des élèves des JGP veillaient au grain. Les jeunesses gouvernementales patriotes, rassemblaient les futurs cadres du parti au pouvoir ; des opportunistes où plus simplement des adolescents à qui le régime promit un avenir stable. Le but de l'organisation était de maintenir la "cohésion nationale" rêvée par le régime. D'un naturel rêveur et simple, Sasha ne prêtait que peu d'attention aux paroles du vieil homme martellant les lignes imprimées dans son manuel jaûni. Il n'avait d'opinion sur rien et préférait se laisser porter. Il se voyait contremaître au sein d'une usine ou employé dans une mairie après ses études: rien d'incroyable, mais c'était à sa portée. Grand optimiste, il se serait vu voyager s'il n'était pas coincé en Arcandia jusqu'à la fin de ses jours. Parfois, Alexandr repensait aux parents qu'il n'avait jamais connus, ils seraient morts dans un accident de voiture quelques mois après sa naissance selon son oncle. Celui-ci s'était toujours montré fuyant sur le sujet; il préférait plonger son regard dans le vide et murmurer "quelle femme admirable, ta mère..." d'un air mélancolique. La mélancolie était absente de l'esprit de Sasha, il n'avait toujours vu la vie que sous un angle radieux.
Midi, la cloche marquant la courte pause d'une demi-heure sonna. Lyudmila retrouva son ami à la sortie du lycée et alluma une nouvelle cigarette alors qu'ils marchaient vers un endroit plus calme:"
-Je me suis encore tapé une sale note en couture avec madame Nikova. Ça me fait chier ces cours !
-Je me suis toujours demandé pourquoi vous pratiquez la couture et nous le sport... Songea Sasha en extirpant un sachet de papier kraft de son sac.
-Le régime dispense des cours de "tenue de ménage" aux filles et enseigne le sport aux garçons, c'est pour vous préparer au service militaire et nous préparer à élever des gosses.
-Bizarre qu'on ne puisse pas assister à vos cours, ca a l'air sympa la couture, et honnêtement le service de deux ans me fait peur.
-Eiger et sa clique pensent que les femmes doivent s'occuper du foyer et les hommes de la guerre... C'est pour ca que les cours ne sont pas mixtes.
-Et il a raison ? Demanda le lycéen en sortant un sandwich et une pomme de leur emballage.
-À ton avis ? Sourit Lyudmila en s'asseyant sur un banc public qui faisait face à une maison en ruine.
-J'ai pas d'avis, s'ils ont décidé ça, c'est pour une bonne raison non ?
-Selon toi, je pourrais tenir un fusil et faire le service militaire ? Questionna-t-elle en croquant dans un biscuit sec.
-Sûrement mieux que moi en tout cas. Fit-il en haussant les épaules. "
L'après-midi se passa pour le mieux, Sasha passa trois heures à composer une dissertation sur la place du paganisme nordique dans le folklore arcandien. Il était passionné d'histoire et avait révisé tout son dimanche. Ses camarades de classe auraient sûrement une moins bonne note que lui, à l'exception de Magyar peut-être. Chef de la section des JGP de son lycée, il s'agissait d'une brute en puissance qui prenait un malin plaisir à tyranniser ses camarades de classe. Les professeurs le craignaient, son pouvoir lui permettant de dénoncer à la police quiconque salissant le régime. Il était le porte-étendard du gouvernement et de sa politique au sein de l'établissement. Il pouvait se permettre d'être un élève médiocre, ses professeurs le gratifieraient de notes correctes par peur. Alors que Sasha concluait la rédaction de son devoir, il entendit une voix grave dans son dos. Quand il se retourna, il reçut de plein fouet un capuchon de stylo lancé grâce à un élastique par un élève hilare. Il vit ce dernier se faire applaudir par Magyar, tout aussi amusé de la situation. Alexandr passa sa main sur sa joue et constata qu'il saignait, la mort dans l'âme, il leva la main et demanda la permission à son professeur de sortir un instant.
Le lycée était silencieux pendant les périodes de classe, aucun élève à l'horizon. Les toilettes, impeccables, étaient vides de toute présence, Sasha fit couler un peu d'eau sur un mouchoir en papier et épongea son visage. En repartant, il remit en place sa mèche rebelle et fit irruption dans le couloir. Alors qu'il passait près des escaliers, il remarqua une fine silhouette accroupie devant une salle de classe, celle-ci déposa une pile de feuilles, passa à la porte suivante et réitéra l'opération. Instinctivement, Sasha se cacha contre le mur de briques blanches. Une trentaine de secondes plus tard, la mystérieuse ombre passa devant lui, c'était Lyudmila. Que pouvait-elle faire dans les couloirs déserts du bâtiment des garçons en plein après-midi ? Curieux de nature, le jeune homme se faufila derrière sa camarade à pas de chat. Il sentit une odeur de tabac froid et reconnut la veste de cuir de son amie, pas de doute, c'était bien elle. Tout à coup, elle se retourna et blêmit : "
-J'ai eu la peur de ma vie, qu'est ce que tu fous là, Sasha ? S'exclama-t-elle en soupirant.
-Je... J'étais juste aux toilettes et je t'ai vu déposer tes feuilles devant les portes. C'est quoi exactement ? Demanda-t-il en se grattant la tête ?
-Parle moins fort ! Attends, suis-moi. Lui intima-t-elle en le tirant par la manche jusqu'à la silencieuse cage d'escalier tout en jetant un coup d'oeil nerveux autour d'elle.
-T'as l'air stressée, qu'est ce qui se passe ? Rit Alexandr sans trop comprendre la situation.
-C'est pas des feuilles, Sasha, ce sont des tracts.
-Comme ceux des JGP ?
-Oui, sauf que je fais partie d'une organisation anarchiste et que si je me fais pincer, je risque la prison. Expliqua-t-elle en tortillant une mèche de cheveux entre ses doigts.
-Anarchiste ? Comme L'APRA ? Demanda le jeune homme en faisant référence à l'armée populaire de libération arcandienne, un groupe radical rendu coupable d'attentats contre le régime.
-Plus ou moins, on est en lien direct avec eux, parle moins fort, je t'en prie. Je risque gros avec tout ça..
-Alors pourquoi tu le fais ? Demanda-t-il, circonspect.
-Tu ne comprends donc pas qu'on vit dans une fichue dictature, Alexandr ? "
La conversation des deux élèves fut interrompue par la sonnerie tonitruante marquant la fin des cours, rapidement, Sasha regagna sa salle de classe, rendit sa copie au professeur et remballa ses affaires. Une fois dehors, il chercha Lyudmila du regard pendant plusieurs secondes, aucune trace d'elle dans la foule compacte qui attendait le bus. Un attroupement inhabituel d'élèves était regroupé autour de Magyar, celui-ci tenait fermement un des tracts et fulminait à voix haute, Sasha n'entendit que quelques bribes de son discours vigoureux : "De toute façon, on les retrouvera, ces communistes !" "Ils n'ont aucune chance face à notre unité !" "Ils menacent notre État !". Alors qu'il continuait à chercher son amie du regard, Sasha fut secoué par un coup de vent, il remarqua une feuille de papier à moitié déchirée voler jusqu'à un banc et se bloquer entre les planches de son assise. Le lycéen la saisit, il s'agissait d'un des tracts. Imprimé avec les moyens du bord, l'encre en avait légèrement bavé, rendant certains mots illisibles, une partie semblait avoir été déchirée. Sans prendre la moindre précaution, Alexandr plia le morceau de papier et le fourra dans la poche de son pardessus de laine. Il marcha, la peur au ventre, jusqu'à chez lui. Son oncle n'était pas encore rentré de son poste à la gare de triage. Le jeune homme salua sa voisine ,une femme âgée, ancienne ouvrière, et pénétra dans l'appartement situé au rez-de-chaussée. Il y faisait sombre et une odeur d'humidité trahissait l'âge avancé du bâtiment, construit dans les années 50. Après avoir déposé ses affaires dans sa chambre, Sasha se servit un grand verre de chicorée. L'île étant quasiment coupée du monde depuis la chute de l'union soviétique, ses habitants avaient dû apprendre à renier le café au profit d'un substitut pouvant être cultivé sur place. Il était environ six heures du soir quand Alexandr se décida à lire le tract. Il prit soin de ne pas le déchirer en le sortant précautionneusement de sa poche, le déplia avec minutie et en entama la lecture, éclairé par une vieille lampe qui projetait une lumière jaunâtre dans un grésillement intrigant.
De ce qu'il avait compris, le groupe auquel Lyudmila appartenait était contre le régime en place et voulait le renverser; de plus, ils voulaient l'arrêt de la persécution des minorités Baltes et l'égalité entre femmes et hommes. Autant de revendications qui paraissaient aberrantes pour le jeune lycéen, biberonné à la propagande du régime depuis son plus jeune âge. Il ne s'était jamais posé la question du bien-fondé du gouvernement lorsque ce dernier avait décidé d'interdire l'accès à l'enseignement aux Baltes, lorsqu'il avait décrété leur impureté. Avait-il fermé les yeux là-dessus par nécessité pour vivre une vie tranquille ou simplement par facilité ? Quelque part dans son esprit, quelque chose avait changé : il se rendait compte que sa pensée avait toujours été orientée par le régime. Le concept même d'opinion personnelle lui échappait. Jamais, en désaccord avec le gouvernement, Sasha n'en était pas non plus un partisan : il souhaitait juste vivre.
Le soir, après avoir ingéré un repas léger, lorsqu'il était allongé dans son lit, ses démons revenaient le hanter. Alexandr s'était toujours senti coupable de ne pas être attiré par les filles. Le régime avait depuis longtemps mené des campagnes répressives contre cette "déviance", alors le jeune homme culpabilisait : était-ce sa faute s'il n'était pas comme les autres ? Pouvait-il y faire quelque chose ? Jamais il n'avait remis sa culpabilité sur le compte de l'État, jamais il ne s'était dit qu'il n'avait rien d'anormal. Après la lecture du tract, tout lui semblait plus clair : il n'était pas coupable d'être qui il était, c'est le régime l'empêchait de vivre sa vie comme il le désirait.
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